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« Société multiculturelle » ou « culture polycentrée » ?
vendredi 2 mars 2007, par
Ce n’est pas seulement dans le domaine de l’économie et de la géopolitique que notre planète est en passe de devenir multipolaire ; un même phénomène d’éclatement est aujourd’hui à l’œuvre à l’intérieur même de nos esprits. De jour en jour le monde contemporain se transforme en effet en un vaste bazar multiethnique où des traditions venues des quatre coins de la planète se donnent à voir dans les mêmes zones urbaines et sur les mêmes médias. Il s’ensuit un brassage interculturel sans précédant qui ne manquera pas d’affecter nos habitudes mentales les mieux enracinées ; quel que puisse être par ailleurs le cloisonnement communautariste qui menace nos métropoles modernes.
Jour après jour, et sans que nous en ayons conscience, nous intégrons des schémas de pensée liés à des cultures et à des religions qui nous sont étrangères. Elles nous font assimiler des présupposés nouveaux et nous apprennent surtout à effectuer des gestes cognitifs très différents de ceux auxquels notre éducation nous a habitués. Ainsi la conscience de chacun se transforme-t-elle petit à petit en un champ hétérogène dans lequel cohabitent et se concurrencent des habitudes mentales et des schémas de pensée qui peuvent être radicalement différents dans leur principe. Ce sont autant de logiciels d’idéation dont la compatibilité n’est pas certaine et dont l’association a évidemment pour conséquence de déstructurer quelque peu notre pensée ; en y associant - par exemple - la démarche linéaire et déductive de la philosophie grecque avec la vision holistique et la connaissance fusionnelle qui caractérisent la tradition chinoise ; ou en lui faisant subir l’influence de ces pratiques langagières « gestuées » par lesquelles les grandes traditions orales de l’Afrique ont appris à incarner la parole et à rendre les pensées vivantes.
A la multipolarité de l’économie mondiale commence en somme à faire écho, à l’intérieur même de nos esprits, une sorte de « polycentralité » culturelle qui est de nature à bouleverser en profondeur nos manières de penser et de sentir. Dans l’univers mental de l’homme moderne, elle provoque un processus lent et complexe qui ne manquera pas d’affecter ses idées à leurs racines ; avec le risque de compliquer considérablement, et même peut-être de rendre impossible, la cohérence de sa pensée ; à moins, bien sûr, qu’en l’obligeant à inventer des procédures idéatives nouvelles, ce grand écart cognitif ne permette une démultiplication des fonctions de son esprit et n’augmente en proportion ses capacités d’intelligence et sa créativité.
Contrairement à ce qu’on est naturellement porté à croire, ce phénomène est assez nouveau ; et certainement inédit par son ampleur. Jusqu’à une période très récente en effet, les civilisations sont grosso modo restées circonscrites dans leurs zones historiques d’expansion. C’est à leurs marges seulement que s’opéraient les échanges. Ils étaient affaire d’érudits, de marchands et d’explorateurs ; ils ne touchaient guère qu’une faible partie des élites cultivées. Les « hommes du peuple » ont l’esprit routinier ;, ils préfèrent toujours vivre sur leurs acquis et il y restèrent finalement assez peu sensible. Pour s’être vu imposer nos langues européennes et notre culture, les habitants de nos anciennes colonies n’en étaient pas moins attachés aux modalités mentales qui inspiraient la pensée de leurs aïeux et qui n’avaient souvent rien à voir avec la rationalité que l’Occident voulait imposer. Ni les commissaires aux affaires indigènes, ni les missionnaires ne parvinrent jamais à éradiquer ces tours de pensée magique et ces comportements tribaux qui obèrent encore l’avènement de la démocratie dans bien des sociétés africaines. Il aurait fallu pour cela briser d’inconscientes habitudes de l’esprit ; non pas en combattant des croyances explicites et des présupposés idéologiques identifiables, mais en débusquant derrière ces faits culturels observables certaines façons de se représenter le fonctionnement de l’esprit, certains gestuelles mentales qui conditionnent secrètement toute l’alchimie de la pensée, et sont comme l’ADN des civilisations. Il aurait en somme fallu apprendre à identifier et à déjouer ces conceptions anthropologiques singulières qui sous-tendent la vie de l’esprit et les productions culturelles des peuples et sont la cause secrète et inconsciente de bien des conflits entre des cultures dont la variété n’a pas fini d’étonner les ethnologues.
Entre les civilisations qui se partagent aujourd’hui le monde, il faut bien voir en effet que ce n’est pas tout à fait à la même activité mentale que les hommes se livrent quand ils pensent, que leur éducation ne leur a pas appris à se servir de leurs cerveaux de la même façon. Nous nous aveuglons beaucoup sur le caractère œcuménique de nos valeurs occidentales et sur le bien fondé de notre chère idéologie des droits de l’homme. Ainsi avons-nous le plus grand mal à imaginer que d’autres civilisations puissent mettre en jeu des paradigmes absolument opposées à ceux qui structurent notre pensée ; que, par exemple, beaucoup d’entre elles privilégient le singulier au lieu d’aspirer comme le fait la nôtre à l’universel, ou ne partagent pas les idées qui nous semblent si évidentes quand il s’agit de l’homme et de ses droits. En particulier nous ne voyons pas toujours que la notion de personne, telle que le christianisme nous l’a fondée, n’a d’équivalent ni dans l’Islam, ni dans le bouddhisme, ni peut-être dans aucune tradition humaniste.
Or, aujourd’hui, dans « le village globale » qu’est en train de devenir notre planète, les cultures ne sont certainement pas condamnées à se côtoyer superficiellement et à rester éternellement hermétiques les unes vis-à-vis des autres. Elles se contaminent constamment, et c’est en profondeur désormais que cette influence opère ; précisément au niveau de ces gestuelles mentales si différentes qu’elles mettent secrètement en jeu.
Il résulte de cette promiscuité culturelle un décloisonnement ethnographique généralisé qui s’opère dans les profondeurs de l’esprit et qui habituera progressivement les esprits à pratiquer et à accorder entre eux des logiciels de pensée différents, voire incompatibles. Si forte qu’elle soit, la prégnance de la pensée grecque et de notre rationalisme ne nous laissera pas toujours insensibles à d’autres façons de faire fonctionner nos cellules grises ; et à terme, elle ne nous empêchera pas d’assimiler, inconsciemment et comme par capillarité, l’esprit de ces cultures qui nous restent encore largement étrangères mais font déjà partie de notre quotidien.
Au-delà des religions révélées, au-delà des croyances et des idéologies explicitement formulées, ce qui est lentement et insensiblement en train de se modifier dans nos esprits, ce sont ces comportements mentaux sous-jacents que les cultures communiquent aux hommes avec le lait de leurs nourrices et qu’ils pratiquent sans en avoir conscience, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose ; ce sont ces conceptions anthropologiques qui sous-tendent la vie de leur esprit et déterminent de multiples façons l’élaboration de leurs pensées. Nous assistons dans nos sociétés contemporaines à un grand meltingpot des profondeurs de l’esprit, lequel a une conséquence pour le moins paradoxale : c’est que dans le temps où il rapproche sur les mêmes lieux de vie des hommes issus d’ethnies tout à fait différentes, il provoque dans chacun de leurs esprits, une démultiplication les références culturelles et des gestes intellectifs ; provoquant ainsi un éclatement de leur champ mental peut-être inédit dans l’histoire de l’humanité.
Quand on s’interroge sur « la civilisation globale » qui est en train de se mettre en place sous nos yeux, et sur le fameux « vivre ensemble » dont les médias nous rabattent les oreilles, il convient donc de distinguer soigneusement deux questions : celle de la « société multiculturelle » et celle de la « pensée polycentrée ». Bien qu’étroitement liées ce sont-là deux réalités bien différentes.
Dans le premier cas le problème est simplement de faire cohabiter sur un même territoire des communautés qui ne partagent pas les mêmes mœurs et les mêmes croyances. C’est un problème qui se traite malheureusement dans l’urgence en déchainant la verve empoisonnée des journalistes ; et auquel, plus malheureusement encore, les politiciens croient appliquer une remède-miracle avec le sacrosaint principe de laïcité ; lequel consiste à renvoyer les religions dans l’intimité de la vie privée et a pour désastreuse conséquence de créer entre les hommes un espace tampon qui empêchera leurs cultures de s’influencer les unes les autres et de s’enrichir de leurs différences ; c’est à dire d’inventer ces nouvelles modalités de la pensée dont l’humanité « globalisée » a le plus grand besoin.
Le défit que le monde doit aujourd’hui relever de toute urgence, ce n’est pas seulement la viabilité des sociétés multiculturelles, c’est l’avènement d’une « polycentralité de l’esprit » ; ou pour le dire autrement, c’est l’invention d’une noétique inédite, propre à mettre en présence et à faire fonctionner à l’unisson des schémas de pensée et des gestes mentaux relevant de traditions culturelles absolument différentes dans leurs principes. L’homme moderne doit en somme inventer un fonctionnement pluriel de son esprit ; lequel rendra possible une communication des cultures à ce niveau où les pensées trouvent leurs véritables sources et d’où risquent de surgir toutes les incompréhensions et toutes les discordes.
Cela appelle une évolution qui ne se fera bien sûr qu’à long terme et sans nul doute dans les souffrances d’un enfantement. Mais c’est une évolution dont on doit penser qu’elle est à la fois nécessaire et inéluctable, car l’esprit humain n’est pas plus condamné à se fossiliser dans ses anciennes habitudes que les hommes ne le sont à rester enfermés dans leurs ghettos ethniques. A condition que les fanatismes idéologiques et l’obscurantisme laïque n’y mettent pas obstacle en cherchant à s’imposer au détriment de toutes les religions, un dialogue en profondeur pourra se nouer entre les hommes et une mise au diapason s’opérer entre les cultures ; en-deçà des fondamentalismes religieux et des idéologies totalitaires. .